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On peut noter que Ravage n’a envoyé ses Inquisiteurs à Fadrex qu’une fois que Yomen eut – en apparence – confirmé la présence de l’atium en ville. Pourquoi ne pas les envoyer dès que la dernière cachette avait été localisée ? Où se trouvaient ses sous-fifres pendant tout ce temps ?
Il faut bien comprendre que, dans l’esprit de Ravage, tous les hommes étaient ses sous-fifres, surtout ceux qu’il pouvait manipuler directement. Il n’envoya pas d’Inquisiteurs parce qu’ils étaient occupés à d’autres tâches. Il envoya plutôt quelqu’un qui était – dans son esprit – l’exact équivalent.
Il tenta de placer une tige dans le corps de Yomen, échoua, et l’armée d’Elend était arrivée entre-temps. Il utilisa donc un pion différent pour chercher la cachette à sa place et découvrir si l’atium se trouvait réellement là ou non. Dans un premier temps, il n’affecta pas beaucoup de ressources dans cette ville, de peur d’une tromperie de la part du Seigneur Maître. Comme lui, je me demande toujours si les cachettes étaient en partie destinées à ce seul but : distraire Ravage et le garder occupé.
— … et c’est pour ça que tu dois absolument envoyer ce message, Spectre. Les fragments de cette chose tournoient un peu partout, charriés par le vent. Tu possèdes un indice que personne d’autre ne détient. Envoie-le pour moi.
Spectre hocha la tête, dans le vague. Où se trouvait-il ? Que se passait-il ? Et pourquoi tout lui faisait-il soudain si mal ?
— Brave garçon. Tu t’en es bien sorti, Spectre. Je suis fier.
Il voulut de nouveau hocher la tête, mais tout n’était que flou et noirceur. Il toussa, ce qui suscita quelques hoquets dans un endroit lointain. Il gémit. Certaines parties de son corps lui causaient une très vive douleur, même si d’autres fourmillaient seulement. Et les restantes… eh bien, il ne les sentait absolument pas, bien qu’il comprenne qu’il aurait dû.
Je rêvais, se dit-il tandis qu’il reprenait lentement conscience. Pourquoi est-ce que je dormais ? Est-ce que j’étais de garde ? Ou bien je dois y aller ? La boutique…
Ses pensées s’interrompirent lorsqu’il ouvrit les yeux. Quelqu’un se tenait au-dessus de lui. Un visage. Un visage… nettement plus laid que celui qu’il avait espéré voir.
— Brise ? voulut-il dire, mais seul un son étranglé franchit ses lèvres.
— Ha ! s’exclama Brise avec des larmes inhabituelles dans les yeux. Il se réveille bel et bien !
Un autre visage se pencha sur lui, et Spectre sourit. C’était celui qu’il avait espéré. Beldre.
— Qu’est-ce qui se passe ? murmura Spectre.
Des mains approchèrent quelque chose de ses lèvres – une outre d’eau. Elles le firent boire précautionneusement. Il toussa mais parvint à boire.
— Pourquoi… pourquoi je ne peux pas bouger ? demanda Spectre.
Il semblait seulement capable d’agiter légèrement la main gauche.
— Ton corps est maintenu dans des plâtres et des bandages, dit Beldre. Sur ordre de Sazed.
— Les brûlures, précisa Brise. Enfin elles ne sont pas si terribles que ça, mais…
— Je m’en fous, des brûlures, dit Spectre d’une voix enrouée. Je suis vivant. Je ne m’y attendais pas.
Brise leva les yeux vers Beldre, un sourire aux lèvres.
Envoie-le pour moi…
— Où est Sazed ? demanda Spectre.
— Tu devrais vraiment essayer de te reposer, dit Beldre en lui caressant doucement la joue. Tu as traversé une sacrée épreuve.
— Et j’ai dû rater pas mal de choses en dormant, j’imagine, dit Spectre. Sazed ?
— Parti, mon cher garçon, répondit Brise. Vers le sud, avec le kandra de Vin.
Vin.
Un bruit de pas retentit sur le sol et, l’instant d’après, le visage du capitaine Goradel apparut près des deux autres. Le soldat à la mâchoire carrée afficha un large sourire.
— Survivant des Flammes, en effet !
Tu possèdes un indice que personne d’autre ne détient…
— Quelles nouvelles de la ville ? demanda Spectre.
— Elle est en sécurité, dans l’ensemble, répondit Beldre. Les canaux se sont remplis, et mon frère a mis en place des brigades anti-incendie. La plupart des bâtiments qui ont brûlé n’étaient pas habités, de toute façon.
— Vous l’avez sauvée, milord, dit Goradel.
Je suis fier…
— Les chutes de cendre sont encore plus denses, n’est-ce pas ? demanda Spectre.
Les trois visages échangèrent des regards. Leur expression troublée lui fournit une confirmation bien suffisante.
— Nous avons beaucoup de réfugiés en ville, expliqua Beldre. Ils viennent des villes et villages des environs, parfois d’aussi loin que Luthadel…
— Je dois envoyer un message, dit Spectre. À Vin.
— D’accord, répondit Brise d’une voix apaisante. Nous le ferons dès que tu iras mieux.
— Écoutez-moi, Brise, insista Spectre qui levait les yeux vers le plafond, incapable de faire grand-chose de plus que grimacer. Quelque chose nous contrôlait, le Citoyen et moi. Je l’ai vue – la chose que Vin a libérée au Puits de l’Ascension. Elle voulait cette ville, mais on l’a repoussée. Maintenant, je dois prévenir Vin.
C’était ce qu’on l’avait envoyé faire à Urteau. Découvrir des informations, puis les transmettre à Vin et à Elend. Il commençait à peine à comprendre l’importance de cette tâche.
— C’est difficile de voyager en ce moment, mon cher, dit Brise. Les conditions ne sont pas franchement idéales pour envoyer des messages.
— Repose-toi encore un peu, ajouta Beldre. Nous nous en inquiéterons quand tu seras guéri.
Spectre serra les dents de frustration.
Tu dois envoyer ce message, Spectre.
— Je vais m’en charger, dit doucement Goradel.
Spectre regarda sur le côté. Parfois, il était facile d’ignorer le soldat, avec ses manières simples et directes et son naturel agréable. Cependant, la détermination de sa voix fit sourire Spectre.
— Lady Vin m’a sauvé la vie, reprit Goradel. La nuit de la rébellion du Survivant, elle aurait pu me laisser mourir aux mains de la foule. Elle aurait pu me tuer elle-même. Mais elle a pris le temps de me dire qu’elle comprenait ce que j’avais vécu et elle m’a convaincu de changer de camp. Si elle a besoin de ces informations, Survivant, alors je vais les lui transmettre, même si je dois mourir en essayant.
Spectre voulut hocher la tête, mais elle était maintenue fermement par des bandages et pansements. Il referma la main. Elle semblait fonctionner… juste assez, en tout cas.
Il croisa le regard de Goradel.
— Allez à l’armurerie et demandez qu’on aplatisse une feuille de métal, dit Spectre. Puis revenez avec quelque chose que je puisse utiliser pour graver le métal. Ces mots doivent être écrits dans l’acier, et je ne peux pas les prononcer tout haut.